Régulation & cadre légal

Estimation de l’âge par IA dans les bureaux de tabac : la CNIL s’y oppose fermement

Depuis quelques années, les systèmes d’intelligence artificielle capables d’estimer l’âge d’une personne à partir de son visage se multiplient dans les lieux commerciaux. Utilisant des caméras dites « intelligentes », ces dispositifs analysent en temps réel des caractéristiques faciales pour inférer une tranche d’âge, sans nécessairement identifier l’individu. L’objectif affiché : faciliter la vérification d’âge dans des contextes sensibles, comme la vente d’alcool, de jeux ou de tabac.

En France, une expérimentation a récemment été envisagée dans des bureaux de tabac. L’idée : équiper les établissements de caméras pilotées par IA, afin d’autoriser automatiquement ou bloquer l’achat de produits interdits aux mineurs. Ce projet, soutenu par certains acteurs du secteur, soulève des questions fondamentales : quelles données sont collectées ? Sont-elles stockées ? Quels droits pour les personnes filmées ?

L’expérimentation a été portée par un groupement de buralistes, en lien avec une société technologique française. Le système proposé repose sur des caméras placées dans les points de vente, capables de détecter automatiquement un visage, d’en extraire des caractéristiques morphologiques, puis de les analyser pour estimer un âge probable, sans enregistrer l’image ni identifier l’individu.

Ce type de dispositif revendique sa conformité au RGPD, arguant qu’il ne s’agit pas de reconnaissance faciale mais uniquement d’analyse d’âge à visée préventive. Toutefois, dès l’annonce du projet, plusieurs associations de défense des libertés numériques ont exprimé leurs préoccupations quant à la banalisation de la vidéosurveillance algorithmique.

Dans un avis publié début juillet 2025, la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) s’est fermement opposée à cette expérimentation. Son argumentaire repose sur trois points principaux :

  1. Un traitement biométrique non proportionné : même sans identification, l’analyse automatisée de visages constitue une opération sur des données sensibles, soumise à des règles strictes en droit européen.
  2. Un risque de glissement vers une société de surveillance : la CNIL redoute une normalisation des dispositifs de contrôle par IA, dans des espaces de vie quotidienne comme les commerces de proximité.
  3. Des garanties insuffisantes pour les droits des personnes : difficulté d’obtenir un consentement libre, impossibilité de vérifier si les données sont traitées localement ou à distance, manque de transparence sur les algorithmes utilisés.

En résumé, l’institution estime que ce type d’usage ne respecte pas le principe de minimisation des données inscrit dans le RGPD, et pourrait créer un précédent problématique.

Au-delà du cadre juridique, des questions techniques se posent. L’estimation de l’âge par IA est sujette à de nombreux biais, liés à la qualité des images, à l’éclairage, à la posture du sujet, mais surtout à la composition des bases d’entraînement. Des études ont montré que ces systèmes sont moins fiables pour certaines tranches d’âge ou groupes ethniques, avec des écarts d’erreur parfois significatifs1.

De plus, même si les visages ne sont pas enregistrés, le simple fait de capter une image et de la traiter automatiquement sans interaction humaine directe remet en question la notion de consentement. Dans un bureau de tabac, un client mineur peut-il réellement comprendre qu’il est soumis à un traitement algorithmique ? Et quelles garanties a-t-il que ses données ne sont pas exploitées à d’autres fins ?

La CNIL ne s’oppose pas au principe de vérification d’âge, mais à la méthode envisagée. Elle rappelle que des alternatives non biométriques existent, comme :

  • la présentation d’une pièce d’identité en cas de doute,
  • des dispositifs électroniques anonymes validant l’âge sans analyse faciale,
  • des campagnes de sensibilisation et de formation des commerçants.

Plus globalement, elle invite à privilégier des solutions proportionnées, transparentes et respectueuses des libertés individuelles, en accord avec le cadre juridique européen. L’IA peut jouer un rôle, mais à condition de ne pas devenir un outil de surveillance banalisé.

Au-delà de ce cas spécifique, l’avis de la CNIL s’inscrit dans une tendance plus large de vigilance vis-à-vis des usages commerciaux de l’intelligence artificielle. L’essor des caméras intelligentes, des algorithmes de profilage ou de reconnaissance émotionnelle pousse les régulateurs à clarifier les frontières entre innovation utile et atteinte aux droits fondamentaux.

Dans un contexte où l’Union européenne finalise la mise en œuvre du Règlement sur l’intelligence artificielle (AI Act), cette décision envoie un signal fort : toute application d’IA dans l’espace public ou commercial devra respecter les principes de finalité, de proportionnalité et de contrôle humain.

Découvrez également sur notre blog 7 principes éthiques pour une intelligence artificielle digne de confiance, un article richement documenté qui explore les fondements de l’IA fiable, en lien direct avec le AI Act européen et les préoccupations soulevées par la CNIL.

1. Buolamwini, J., & Gebru, T. (2018). Gender Shades: Intersectional Accuracy Disparities in Commercial Gender Classification. Proceedings of Machine Learning Research.
https://proceedings.mlr.press/v81/buolamwini18a.html

Recevez le
"Parlons IA"
chaque semaine dans votre votre boîte de réception

Nous sélectionnons chaque semaine un article pour vous tenir informé de l'actualité de l'Intelligence Artificielle

Nous ne spammons pas ! Consultez notre politique de données personnelles pour plus d’informations.

Postes connexes
Régulation & cadre légal

AI Act : l’Europe trace les lignes rouges de l’intelligence artificielle en entreprise

Les entreprises impliquées dans l’intelligence artificielle générative disposent enfin d’un document de référence pour se préparer aux exigences de l’AI Act. Initialement attendu pour mai, le guide de bonnes pratiques dédié aux modèles dits « généralistes » a finalement été publié par la Commission européenne le jeudi 10 juillet.
Adoption de l’IA : freins & leviersAvancées technologiques en IAFutur de l’IA : tendances et prédictionsIA & EducationIA & santéIA GénérativesInnovation & compétitivité par l’IARégulation & cadre légal

Parlons IA – 18 Avril 2025

Découvrez les dernières tendances de l’intelligence artificielle en marketing, éducation, finance et recherche à travers une sélection d’articles publiés le 18 avril 2025.
La clinique de l'IA

Vous souhaitez soumettre un projet à la clinique de l'IA et travailler avec nos étudiants.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *