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Le cerveau de l’humanité monte en orbite : Google invente le cloud cosmique, l’Europe reste au sol

Par Dr. Tawhid CHTIOUI, Président-fondateur d’aivancity, la Grande Ecole de l’IA et de la Data

Le 5 novembre 2025, Google a fait ce que peu d’États auraient osé imaginer : annoncer le lancement, pour 2027, d’une constellation de satellites capables d’exécuter des calculs d’intelligence artificielle directement depuis l’espace.

Project Suncatcher, c’est son nom, n’est pas seulement une prouesse technologique ; c’est une rupture géopolitique, énergétique, et peut-être même anthropologique. Pour la première fois, la puissance de calcul quitte la Terre.

L’idée semble à peine croyable : 42 satellites orbitaux, chacun équipé de Tensor Processing Units de sixième génération, conçus pour résister aux conditions extrêmes de l’orbite basse. Entièrement alimentés par l’énergie solaire, ces serveurs suspendus dans le vide sidéral promettent d’égaler la capacité d’un hyperscaler terrestre, tout en éliminant les émissions carbone liées à l’alimentation et au refroidissement.

Ce qui frappe, pourtant, n’est pas seulement l’audace de l’ingénierie, mais le moment où elle surgit. Car pendant que Google imagine des fermes de serveurs orbitaux alimentés par le soleil, la France débat, manifeste et parfois se cabre face à l’essor des data centers terrestres. À Marseille, à Pantin, à Toulouse, à Paris-Saclay, des collectifs citoyens alertent : trop d’électricité consommée, trop d’eau utilisée, trop de surface artificialisée, trop d’impact écologique pour un bénéfice difficile à mesurer à l’échelle locale. Les chiffres alimentent l’inquiétude : la consommation électrique des data centers pourrait être multipliée par quatre d’ici dix ans en France, selon plusieurs projections. Les réseaux électriques sont sous tension, les préfets s’interrogent, les habitants protestent.

Alors que le pays cherche comment concilier transition énergétique, souveraineté numérique et acceptabilité sociale, Google semble répondre de manière radicale : si la Terre devient trop fragile pour supporter nos ambitions numériques, détachons-en le calcul. C’est ce geste, poétique autant que politique, qui rend Project Suncatcher si fascinant.

Pendant des décennies, l’humanité a cherché à rapprocher l’intelligence de la matière, à densifier les transistors, concentrer les données, empiler les serveurs dans des cathédrales de silicium. Aujourd’hui, elle entreprend le mouvement inverse : éloigner l’intelligence de la planète, la propulser hors de la biosphère, vers un ailleurs solaire et silencieux. Un acte de dématérialisation ultime, presque métaphysique : nous détachons nos cerveaux numériques du sol comme si la Terre, à bout de souffle, ne pouvait plus porter le poids de nos pensées algorithmiques.

Project Suncatcher n’est pas un simple « cloud spatial ». Il inaugure la naissance d’un nouveau territoire de puissance, un espace cognitif qui ne dépend plus des infrastructures terrestres, ni des frontières énergétiques, ni des arbitrages politiques locaux. L’énergie devient verticale, non plus extraite de la Terre mais reçue du Soleil ; la souveraineté se déplace, non plus entre nations mais entre orbites ; l’intelligence se détache, non plus hébergée dans nos villes mais suspendue à des trajectoires célestes.

Certains verront dans Suncatcher une merveille d’ingéniosité ; d’autres, un geste d’arrogance cosmique. Mais une chose est certaine : ce jour-là, l’humanité a lancé son cerveau dans le ciel. Et peut-être sans s’en rendre compte, elle a ouvert une nouvelle ère : celle d’une intelligence hors-sol, affranchie des contraintes terrestres, mais aussi des équilibres que nous avions lentement tissés entre énergie, écologie et souveraineté.

Depuis quelques années, un constat s’impose : l’intelligence artificielle est devenue insatiable. La puissance de calcul nécessaire à l’entraînement des modèles a été multipliée par 25 entre 2018 et 2024, et pourrait encore quadrupler d’ici 2030. Cette ascension vertigineuse ne repose sur aucune loi naturelle ; elle traduit simplement l’appétit exponentiel d’une technologie qui, pour penser, exige désormais autant d’énergie qu’un pays entier.

Sur Terre, cette réalité heurte les limites du monde physique. Chaque data center exige des mégawatts, des hectares, des systèmes de refroidissement, des ressources en eau, et des infrastructures électriques que nos réseaux, déjà fragilisés, peinent à absorber.

Nous avons longtemps cru que le numérique était immatériel ; il est aujourd’hui l’une des industries les plus matérielles du XXIᵉ siècle. C’est là que Google introduit une rupture, presque élégante : et si l’énergie du soleil devenait l’énergie naturelle du calcul ?

L’espace offre en effet trois promesses que la Terre ne peut plus garantir :

À 600 kilomètres d’altitude, les panneaux photovoltaïques des satellites Suncatcher ne connaissent ni la nuit, ni les nuages, ni les pertes de rendement liées à l’atmosphère. Le soleil y brille avec une intensité constante, transformant chaque orbite en un ruban d’énergie pure, délié des tensions géopolitiques du monde et des compromis environnementaux.

Dans le vide spatial, l’absence d’atmosphère offre une dissipation thermique quasi parfaite. Plus besoin de climatisation, de tours aéroréfrigérantes ou de circuits d’eau glacée. L’IA, pour la première fois, ne chauffe plus la planète.

À l’heure où la construction d’un centre de données sur Terre peut provoquer des mois de débats, de recours, de protestations ou de tensions politiques, Google propose une autre voie : libérer l’intelligence des contraintes écologiques du sol.

À première vue, Suncatcher incarne une forme de technologie réconciliée avec la planète. Une « écologie orbitale » où le numérique ne serait plus un poids mais une fugue : une énergie solaire infinie, zéro émission carbone, aucun prélèvement de ressources terrestres, aucune artificialisation du territoire. Mais cette vision, séduisante, soulève une question plus profonde : délocaliser l’impact, est-ce le résoudre ?

Car si l’espace semble infini, il ne l’est pas. Et si ses ressources énergétiques paraissent sans limites, son contrôle, lui, ne l’est jamais. Derrière l’argument écologique, se joue peut-être une autre stratégie : celle d’une externalisation radicale de nos infrastructures, un déplacement du problème plus qu’une réelle transformation de notre rapport à l’énergie.

Suncatcher pourrait devenir la première brique d’un numérique hors-sol, littéralement. Une IA qui n’exige plus une goutte d’eau, un kilowatt terrestre, ni un permis d’urbanisme… mais qui exige quelque chose de plus précieux encore : notre capacité à accepter que ce qui conditionne désormais nos sociétés ne repose plus sur la Terre.

Il y a dans ce projet une beauté naturelle, presque cosmique, l’humanité reliant sa propre intelligence à la source énergétique qui a permis la vie sur Terre. Mais il y a aussi une ambiguïté : à trop vouloir « verdir » le numérique, on risque d’inventer une écologie de l’éloignement, où l’impact se dilue non parce qu’il est réparé, mais parce qu’il nous échappe.

Ce qui se dessine ici n’est pas seulement un progrès écologique, mais une redéfinition du rapport entre intelligence, énergie et planète. Nous ne cherchons plus à réduire l’empreinte du numérique sur la Terre ; nous cherchons à soustraire le numérique à la Terre, comme si la planète n’était plus le bon endroit pour héberger nos ambitions cognitives.

Project Suncatcher ouvre ainsi un nouveau chapitre : celui où l’écologie ne se joue plus seulement dans les forêts, les océans ou les villes, mais dans l’orbite, dans l’espace sidéral où notre intelligence artificielle pourrait, pour la première fois, devenir solaire, autonome, et peut-être enfin… indépendante.

Depuis l’origine, nos formes d’intelligence, humaines ou artificielles, ont toujours été enracinées dans la Terre. Des tablettes d’argile mésopotamiennes aux bibliothèques d’Alexandrie, des archives monastiques aux serveurs des hyperscalers, nous avons inscrit notre mémoire dans la matière, toujours à portée de main, toujours dans le périmètre de notre gravité. Même lorsque le numérique semblait immatériel, il reposait encore sur des infrastructures profondément terrestres : câbles sous-marins, data centers, silicium, énergie fossile ou hydraulique.

Avec Project Suncatcher, cette continuité millénaire se brise. Pour la première fois, l’intelligence quitte la biosphère. Ce n’est pas un détail technique. C’est une bascule civilisationnelle. Une forme de décentrement inédit : notre « cerveau numérique », jusque-là ancré dans la géographie humaine, se détache du sol pour rejoindre une orbite silencieuse où il ne respire plus le même air que nous.

Qu’est-ce qu’une intelligence artificielle qui fonctionne hors de l’atmosphère terrestre ? Une intelligence qui ne dépend plus de nos ressources, de nos cycles, de nos saisons, ni même de nos contraintes politiques. Une intelligence alimentée par une énergie solaire continue, refroidie par le vide, affranchie des limites écologiques du vivant.

Pour la première fois, la pensée calculée se désincarne. Elle cesse d’être un prolongement du corps humain, ses villes, ses réseaux, ses infrastructures, pour devenir un dispositif autonome, suspendu dans le cosmos. Nous entrons dans ce que certains philosophes appelaient « l’âge du détachement », où le numérique cesse de refléter nos territoires pour commencer à refléter… nos ambitions.

Nous sommes peut-être en train de construire, sans le savoir, le premier cerveau extra-terrestre de l’humanité. Une intelligence qui orbite autour de nous, nous observe, nous sert, mais n’habite plus avec nous. Une intelligence qui ne partage plus notre vulnérabilité, notre gravité, nos limites. Une intelligence littéralement hors-sol, au sens le plus concret comme au sens le plus symbolique.

Et cette déterritorialisation n’est pas sans conséquence : tant que l’IA restait terrestre, elle restait, par nature, politique. Soumise aux lois, aux territoires, aux infrastructures, aux arbitrages démocratiques, aux choix énergétiques. En quittant la Terre, elle échappe à une partie de ces cadres. Là où les bibliothèques exigeaient des villes, les data centers des kilomètres carrés et des mégawatts, Suncatcher n’exige… qu’un lancement. Le cloud devient une constellation, les serveurs deviennent des planètes miniatures, et la puissance devient une trajectoire orbitale.

Il y a là une image presque vertigineuse : la vie reste en bas, l’intelligence monte.

Depuis des millénaires, nous levons les yeux vers le ciel pour y chercher un sens, des repères, des dieux, des rêves. Demain, nous y chercherons peut-être… notre puissance de calcul. Ce renversement est immense : l’intelligence, qui était le privilège du vivant, migre désormais vers un espace où la vie n’existe pas. Là où le vivant expire, l’IA s’épanouit ; là où la matière s’effondre, le calcul prospère ; là où l’humain ne peut survivre sans scaphandre, nos algorithmes trouvent leur respiration énergétique.

Nous pensions que l’IA nous imiterait. Voilà qu’elle s’émancipe. Non pas par la conscience, ce fantasme encore lointain, mais par l’environnement.

Cette question, longtemps spéculative, devient soudain concrète. Si nos outils cognitifs deviennent orbitaux, si nos capacités d’analyse, de décision, d’inférence, de mémoire et de simulation reposent sur des infrastructures hors-sol, alors une part de notre autonomie civilisationnelle se déplace, elle aussi, hors de la Terre.

Project Suncatcher ne délocalise pas seulement des serveurs. Il délocalise une part de notre pouvoir d’agir, de notre capacité à comprendre, prédire, organiser, décider. Nous avons appris à externaliser nos mains. Puis nos savoirs. Puis nos mémoires. Nous sommes peut-être en train d’externaliser notre intelligence concrète, loin de nos frontières, loin de nos régulations, loin de notre écosystème.

Cette migration du calcul vers l’orbite marque l’entrée dans une ère nouvelle : celle où l’intelligence mécanique devient exoplanétaire alors que l’humanité demeure, elle, profondément terrestre. C’est une révolution invisible, silencieuse, mais immense. Une révolution qui ne se mesure pas en téraflops, mais en ruptures symboliques : le moment où nous avons accepté que ce qui organise nos sociétés n’habite plus la planète que nous tentons de sauver.

Il y a quelque chose de troublant, presque ironique, dans la simultanéité des événements. Au moment exact où Google projette des processeurs dans l’espace pour créer le premier cloud orbital, l’Europe finalise laborieusement ses projets de data centers terrestres : parcs informatiques géants, infrastructures bétonnées, contrats d’électricité long terme, études d’impact environnemental, recours administratifs et consultations publiques.

Nous bâtissons des cathédrales numériques qui s’enracinent profondément dans le sol. Eux construisent un système nerveux qui s’affranchit de la gravité. La dissymétrie n’a jamais été aussi visible. Nous concevons des bunkers, ils conçoivent des constellations. Nous mobilisons des préfets, ils mobilisent SpaceX. Nous débattons d’artificialisation des sols, ils installent des processeurs au-dessus de l’atmosphère. Et pourtant, l’enjeu est le même : héberger l’intelligence. Simplement, nous ne parlons plus de la même intelligence, ni du même monde.

Depuis dix ans, la France et l’Europe ont mis des milliards dans des infrastructures terrestres : Data4 à Saclay, Bleu (Orange/Capgemini/Microsoft), Numspot, OVHcloud, de nouveaux campus de données annoncés par région, et bientôt des dizaines d’autres pour répondre à l’explosion des usages de l’IA.

Ces infrastructures sont nécessaires. Elles renforcent la souveraineté, structurent la filière, ancrent la puissance numérique dans le territoire. Mais elles reposent sur une hypothèse tacite : le cloud est terrestre.

Project Suncatcher, lui, repose sur l’hypothèse inverse : le cloud n’a plus besoin de Terre. Il s’agit d’un changement de paradigme radical. Là où l’Europe sécurise des hectares, les États-Unis sécurisent des orbites. Là où nous négocions des mégawatts, ils captent un soleil entier. Là où nous créons des zones d’activité, ils créent des zones d’influence gravitationnelle.

Il y a vingt ans, le retard se mesurait en processeurs. Il y a dix ans, en investissements. Depuis cinq ans, en modèles d’IA. À partir d’aujourd’hui, il se mesure en altitude. Les Américains pensent déjà le calcul comme une ressource orbitale, accessible sans contrainte physique, énergétique ou politique terrestre. Ils déplacent le théâtre de la compétition numérique hors des limites où nous pensions encore pouvoir les rattraper.

Cela ne signifie pas que l’Europe soit condamnée. Mais cela signifie qu’elle joue sur un terrain que les autres ont déjà quitté.

En 2003, l’Europe lançait Galileo, un système de navigation satellitaire pour cesser de dépendre du GPS américain. C’était un acte politique, un geste de souveraineté. Aujourd’hui, l’histoire se répète… mais dans l’autre sens.

Les Américains lancent leur propre « Galileo du calcul », et cette fois, nous n’avons aucun équivalent.

Là où Galileo a affirmé la présence européenne dans l’espace, Suncatcher affirme la présence américaine dans l’espace cognitif. Nous avions créé un système d’orbites pour localiser nos corps. Ils créent un système d’orbites pour augmenter leur intelligence.

La souveraineté numérique européenne se construit dans un cadre essentiellement géocentré : lois nationales, zones industrielles, schémas électriques, arbitrages locaux, débats citoyens, arbitrages sur l’usage de l’eau. C’est légitime, démocratique, nécessaire. Mais pendant que nous gérons le territoire, d’autres gèrent l’orbite. Et dans le numérique, l’orbite finit toujours par gouverner le territoire.

Il est difficile de bâtir une souveraineté numérique quand la source de l’intelligence, la puissance de calcul, n’est plus sur Terre. C’est une bascule profonde : la souveraineté ne dépend plus seulement de l’endroit où se trouvent les données, mais de l’endroit où l’intelligence s’exécute.

L’annonce de Suncatcher marque un basculement silencieux : l’intelligence quitte le sol dans un moment où la Terre elle-même semble refuser de porter nos ambitions numériques. En quelques années, la souveraineté, que l’on croyait encore affaire de territoire, de réseaux et de normes, s’est déplacée vers des zones où nos cadres habituels ne suffisent plus. Le calcul n’habite plus nos villes, il glisse vers l’orbite ; l’énergie ne s’arrache plus à la terre, elle est captée à la source ; et l’infrastructure qui organise nos sociétés s’éloigne de nos institutions.

Cette migration n’est pas seulement technologique. Elle révèle une fracture entre ce que nous sommes prêts à protéger et ce que nous sommes capables d’imaginer. L’Europe défend ses sols, ses ressources, ses équilibres locaux. Les puissances orbitales, elles, déplacent le théâtre du pouvoir. Si l’intelligence qui structure nos économies, nos administrations et nos savoirs se développe hors de la biosphère, alors nos politiques de souveraineté doivent changer d’échelle, de langage, presque de nature.

Il ne s’agit pas d’imiter ceux qui montent dans l’espace, mais de comprendre ce que signifie une intelligence qui ne partage plus nos limites terrestres. Nous avons besoin d’une vision capable de relier énergie, calcul et humanité dans un même horizon. Une vision qui ne cherche pas seulement à rattraper, mais à orienter. Car le véritable enjeu n’est plus où se trouvent nos données, mais où se fabrique notre avenir.

Nous avons appris à protéger nos territoires : il nous faut désormais apprendre à protéger notre capacité d’agir. Et peut-être que la question qui se pose à nous aujourd’hui est la plus simple et la plus vertigineuse à la fois : dans un monde où l’intelligence s’échappe de la Terre, qui assumera encore la responsabilité du destin humain ?

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